jeudi 17 février 2022

Blackbird: face-à-face sans fard

La pièce qui ouvre la saison hiver-printemps du Périscope est un véritable coup de coeur qui ne laisse personne indifférent. Amour fou et haine à l'infini s'affrontent.

Une critique de Robert Boisclair
Twitter: @Rob_Boisclair et @Enfantsparadis

Crédit photo: Cath Langlois

Synopsis (tiré du site web du Périscope)
Acclamée à Premier Acte en 2019, la pièce Blackbird renaît au Périscope pour le plus grand plaisir des spectateurs friands d'une expérience théâtrale confrontant les perceptions sur des enjeux sociaux actuels. Ce texte de l’Écossais David Harrower a l’audace de redonner une dimension humaine à une situation d’abus. Derrière l’étiquette de la victime et de l’agresseur, on découvre une petite fille qui ne se reconnaît pas dans les jeunes de son âge, et un homme qui ne réussit pas à s’épanouir. Ce huis clos dissèque l’ambiguïté et l’aspect illicite de leur relation en misant de façon brillante sur un élément crucial : le doute.

RAY
Comment tu m’as retrouvé?

UNA
Une photo.
Dans un magazine.
[…] 

UNA
Je pensais que ce serait plus difficile de te regarder.
De parler.
J’ai failli repartir.
Mais non.
C’est facile.
Et je t’aurais reconnu n’importe où.
Même de dos.
J’ai vu tes yeux avant même que je dise mon nom.
Je t’ai vu.

C’est arrivé il y a quinze ans. Ils ne se sont pas revus depuis. Il a fait six ans de prison, a changé d’identité, a reconstruit sa vie. Elle est restée confinée au quartier où ça s’est passé. Jusqu’à ce qu’elle tombe par hasard sur sa photo dans un dépliant. Un cliché qui la replonge dans les méandres de l’histoire nébuleuse et irrésolue qu’ils ont vécue. Il y a quinze ans, Una et Ray se sont aimés. Mais entre une jeune fille de 12 ans et un homme d’une quarantaine d’années, peut-on parler d’amour? Pour élucider cet épisode qui a fait voler son existence en éclats, Una va à la rencontre de Ray.

Un face-à-face sans fard
Ils ont été séparés par la morale, par les conventions sociales. Il s’est remarié, a refait sa vie, est passé à autre chose, dit-il.  Elle est en quête de questions, elle n’a pas de vie ou si peu. Elle est écorchée vive, lui aussi même s’il le cache derrière une nouvelle identité qui, au fond, n’a rien résout. Elle cherche des réponses et a un incommensurable besoin de réparation. Lui d’oublier, de mettre tout ça derrière lui.

Pourquoi Una veut-elle cette rencontre avec Ray, alias Peter, qui ne s’attend nullement à revivre ce moment pas très glorieux d'une vie qu'il tente de mettre derrière lui? Les échanges concernant leur passé ne se fera pas sans heurts. Les couteaux risquent de voler bas. Les deux écorchés ne seront pas tendres l’un envers l’autre. La réconciliation sera douloureuse. Deux écorchés de l'amour, de la vie qui s'affrontent pour le meilleur ou pour le pire.

Le sujet est actuel. Une histoire de pédophilie qui n'est, peut être, qu'une histoire d’amour interdit. Une relation qu’on accepte difficilement qu’on la vive de l’intérieur ou que l’on soit observateur d'une situation qui nous dépasse.

Des moments coups de poing
Les spectateurs sont disposés en L autour d’un décor de cafétéria aux allures de capharnaüm. Des détritus jonchent le lieu. Véritable déchets ou vestiges de leur passé? Tout au long de la pièce, Una et Ray rangeront ou répandront les détritus au gré de leur réconciliation ou affrontement.

L’ouverture du spectacle débute en force alors que la salle est dans le noir total avec une musique qui met la table à une confrontation. Le véritable moment coup de poing survient à l'ouverture des lumières alors que les comédiens apparaissent subitement dans le décor à la manière d'un souvenir désagréable qui se pointe le nez au moment le plus inattendu.

Ce ne sera pas le seul moment coup de poing. Le dénouement le sera autant sinon plus. Un événement totalement imprévu et déroutant conclu ce face-à-face sans fard et laisse le spectateur dans l'expectative. Dans cette dernière scène, le fantasme de l'imaginaire collectif se heurte à la vérité des corps dans l'espace. Un moment qui frappe fort, étonne et désoriente. Un magnifique moment de théâtre que ce déliement. Les deux acteurs s'y surpassent dans un tsunami d'émotions.

Des performances coup de coeur
La langue acerbe de David Harrower, dans une sublime et efficace traduction de Zabou Breitman et Léa Drucker, frappe juste. Toute la gamme des émotions y passent et le spectateur est scotché à son siège dans l’attente de la prochaine réplique, du prochain revirement.

Un texte que supportent merveilleusement bien le toujours très efficace Réjean Vallée et l’excellente Gabrielle Ferron. Le double monologue de l’hôtel de passe fait particulièrement mouche. La rage, la colère, les espoirs déçus ainsi que la force de l’écoute des protagonistes pendant le monologue de l’autre comédien font de ce moment un instant inoubliable. Le silence de la salle témoigne de la qualité des interprétations.

La gamme d'émotions véhiculée par Ferron et Vallée est impressionnante. Si tout au long du spectacle, elle joue magnifiquement une bravade fragile, dans la dernière scène, elle passe d'un amour fou à un mélange de dégoût et de jalousie. Quand à lui, il joue à la perfection le rôle de l'homme ordinaire mais séduisant capable de séduire un enfant de douze ans et comment il pourrait même croire en lui-même. Et de quelle manière, il réussit à nous faire croire, à nous spectateurs, qu'il est blanc comme neige.

Littéralement, ce duo est électrique. Leurs personnages s’interpellent, s’entredéchirent, se coupent, s’attirent, se repoussent. L'intensité des émotions est palpable à chaque instant. Entre eux deux, c’est l’amour fou et la haine infinie. Un combat dont ils ne ressortiront pas indemnes. Les réponses recherchées par Una ne seront peut être pas celles espérées.

Une pièce qui bouscule en lançant en pleine face une réalité qui dérange forçant le spectateur à s’interroger.

Allez-y surtout si vous aimez: les duos électriques, le théâtre poignant, les sujets délicats abordés avec doigté, le théâtre à la fois accessible et de haut niveau, les performances d'acteurs.

Jusqu'au 5 mars au Périscope. Avec Gabrielle Ferron et Réjean Vallée. Un texte de David Harrower dans une traduction de Zabou Breitman et Léa Drucker. Une mise en scène d'Olivier Lépine.

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