jeudi 24 février 2022

Les muses orphelines: psychodrame puissant et enivrant

 La Bordée ouvre sa saison hiver-printemps avec une pièce au charme fou. Retour sur un magnifique soir de première.

Une critique de Robert Boisclair
Twitter: @Rob_Boisclair et @Enfantsparadis

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Synopsis (tiré du site web de La Bordée)
1965. St-Ludger-de-Milot. Lac St-Jean. Isabelle était toute jeune quand sa mère a quitté la maison, il y a 20 ans. Pour la protéger, on lui a fait croire qu’elle était morte. Mais Isabelle reçoit l’appel téléphonique d’une femme inconnue… Et elle décide de convoquer ses soeurs et son frère qui ne se sont pas vus depuis des années.

Des orphelins. Sans repères autres que les conventions sociales, sans modèles ; ils se sont élevés seuls. Ce sont les laissés-pour-compte du village. Ceux qu’on pointe du doigt. Ceux que la mère a abandonnés. Les marginaux de la savane. Mais Michel-Marc Bouchard les aime. Et avec l’esprit et la plume qu’on lui connaît, il nous les fait aimer, et fait d’eux une image du Québec qui traverse le temps.

Y dit qu'on l'inspire. Y dit qu'on est des «muses». Des muses, c'est des femmes qui aident quecqu'un à trouver des idées. C'est lui qui dit ça. Y dit qu'on va l'aider à finir son livre, Correspondance d'une reine d'Espagne à son fils.

En première partie: MAJORITÉ 2070
En première partie de la pièce, découvrez une création de Samuel Corbeil. L’auteur et metteur en scène du projet, a rencontré des jeunes adultes afin de les interroger sur la manière dont ils imaginaient le monde en 2070. À partir de ces entretiens, et au détour d’une pandémie mondiale qui l’a mené à réfléchir à son propre rapport aux technologies, il a écrit cinq courtes scènes de science-fiction d’environ sept minutes qui seront jouées avant chacune de leurs cinq productions. Des comédiens et comédiennes d’expérience incarneront ces jeunes dans un futur lointain.

Voici la troisième présentée en première partie des Muses orphelines: Any demande de l’aide à EMMA, son système d’intelligence artificielle, afin de formuler des souhaits d’anniversaire pour sa nièce qui a 18 ans aujourd’hui. Dans le rôle d’Any : Véronique Aubut.

En quête de la mère
Vingt ans se sont écoulés depuis l’abandon de quatre enfants par la mère. Le temps s’est figé. Rien n’a changé. Cet abandon nourrit chaque geste, chaque moment de la vie de ces enfants depuis tout ce temps.

Ils sont quatre perdus dans leur passé qui est aussi leur présent. Catherine, c'est la mère de substitution. Luc, le seul fils, fantasme la mère en reine espagnole tout en se perdant et se drapant dans ses lubies. Martine, la soldate, fuit en avant et se perd dans une quête de liberté en fuguant le foyer le plus loin possible.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Isabelle est en quête d’émancipation et cherche à comprendre le sens des mots puisqu'il y a vingt ans, son frère et ses soeurs les ont utilisés pour lui cacher la vérité sur l'absence de la mère. Sans elle, la rencontre n’aurait pas lieu. L'occasion de faire table rase du passé ou de s’entredéchirer autour des souvenirs qu’ils se sont fabriqués, ou pas, sur cet abandon de la mère.

Quatre cœurs et âmes déchirés par cette absence provoquée par la quête de liberté de la mère. Profondément blessés les quatre enfants maintenant adultes se battent pour comprendre cet abandon qu’ils n'ont jamais accepté. Et les conséquences sont tragiques. Ils vivent dans le mensonge. Ils s'y perdent. Ils renient le passé pour en créer un nouveau qui leur convient mieux et qui permet d’atténuer la douleur ou de la cacher.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

La puissance des mots
Les muses sont orphelines de mères mais elle cherchent à dire, à exprimer leurs peines et leurs désarrois. Les mots sont donc importants. Les muses veulent comprendre. Les mots expriment l’indicible, l’incompréhensible.

Les dialogues sont cinglants et touchants. La langue de Bouchard sonne merveilleusement bien. Elle est musicale. Elle frappe juste. Ses mots sont douleur et amour. Sa langue riche et efficace frappe fort à chaque réplique. Le poids du passé sur le présent se joue autant dans la puissance des mots que sur le jeu des comédiens et la magnifique scénographie. 

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Mise à mort ou règlement de comptes?
Les personnages jouent dans un carré bordé de ce qui semble être du bran de scie, possiblement une allégorie des larmes qu’ils retiennent, et derrière lequel se trouve deux maisonnettes en forme d'abri. Le toit comporte de larges poutres de bois qui forment une sorte d’escalier que les protagonistes utiliseront régulièrement pour se déplacer ou s’asseoir. Cet espace, à la fois sécurisant et étouffant, fait penser à une arène de corrida avec ses estrades pour les spectateurs. Lieu idéal pour le drame qui se joue devant nous. Refuge et piège à la fois où chacun pourra régler ses comptes et où, peut-être, il y aura une mise à mort. L’éclairage, magnifique, et la scénographie toute en simplicité laissent toute la place au texte et c'est fort judicieux.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Le quatuor d’acteurs qui s'affrontent dans l'arène, malgré quelques faiblesses en début de représentation, interprète des personnages touchants, forts et faibles à la fois. Les performances sont solides et marquent les esprits. Pierre-Olivier Grondin est sublime dans le rôle de Luc. Son interprétation oscille intelligemment entre la folie des lubies de Luc, son ardent besoin d'être aimé par une mère qu'il sublime par-dessus tout et le désarroi de la découverte de la véritable histoire de sa mère. Il ne sombre jamais dans la caricature ou dans l'émotion à outrance. Il est un véritable virtuose. Les trois comédiennes offrent également de solides performances.

L’éclairage de fond de scène et des nuages amovibles qui se ferment ou s'ouvrent au gré des combats qui se déroulent au coeur de l'arène, modulent non seulement le temps qui s’écoule mais également les émotions et les moments forts de la pièce. Le dénouement où Catherine console doucement Luc est un magnifique instant où le duo éclairage et nuages amplifient efficacement un moment touchant. Une magnifique conclusion à un superbe spectacle.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Allez-y surtout si vous aimez: les rencontres cathartiques, les mises en scène efficaces, découvrir de nouveaux talents, la puissance des mots, le théâtre qui fait réfléchir, la langue pleine de tendresse et de violence de Michel Marc Bouchard, les performances de haut vol.

Jusqu'au 19 mars à La Bordée. Avec Inez Sirine Azaiez, Ariel Charest, Natalie Luz Fontalvo et Pierre-Olivier Grondin. Un texte de Michel Marc Bouchard. Une mise en scène d'Amélie Bergeron. Un décor de Vano Hotton. Éclairage et vidéo: Keven Dubois.

Les Enfants du paradis est un blogue qui s'intéresse au théâtre, à la danse et au cirque de Québec. Vous y trouverez des critiques, des informations concernant les lancements de programmation ainsi que des nouvelles d'actualité. Un blogue à consulter régulièrement.

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