jeudi 2 novembre 2023

Colère et gratitude (Critique: Là où je me terre)

Des fragments d'intimité d'une réalité méconnue où colère et gratitude cohabitent sans jamais se contredire.
Une critique de Robert Boisclair
Twitter: @Rob_Boisclair et @Enfantsparadis

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

La pièce en quelques mots
Valparaíso, Chili. Décembre 1986. Caroline Dawson a sept ans et ses parents lui annoncent que la famille va quitter le pays pour toujours pour aller vivre dans un pays très loin: le Canada. Comme des millions de réfugiés, ils laissent tout derrière eux – ceux qu’ils aiment, leur carrière – afin de donner un meilleur avenir à leurs enfants.

À travers son récit, elle parle de tous les défis qu’elle a affrontés dans cette nouvelle société: le désir de devenir une immigrante parfaite, de se fondre au groupe, le sentiment de trahison envers sa culture d’origine, son indignation par rapport au traitement réservé à ses parents, sa découverte de la littérature québécoise et l’acceptation de la multiplicité de son identité tout en se sentant profondément Québécoise.

Avec son roman biographique, Caroline Dawson a touché des milliers de lecteurs. Elle a été finaliste au Combat national des livres, au Prix des libraires et elle a reçu le Prix littéraire des collégiens. Son livre est adaptée pour le théâtre et c'est ce spectacle que propose La Bordée.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Jongler avec son identité
La narratrice, car c’est Caroline Dawson qui parle tout au long de la pièce par les voix des cinq comédiennes qui l'incarnent tour à tour, soulève les multiples couches de sens de la culture québécoise par l’entremise d’un enfant qui doit jongler avec son identité multiculturelle.

La pièce démontre clairement qu’il est essentiel d’être attentif au vécu de chacun. L'auteure nous invite au cœur d’une multitude de récits qui lui sont propres mais que pourraient bien vivre d’autres nouveaux arrivants.

On constate rapidement que les questions identitaires sont complexes et que la nouvelle culture ne colle jamais entièrement à la peau de l’immigrant. Il pense avoir la réponse mais elle lui glisse entre les mains.

Là où je me terre est un formidable hommage aux sacrifices énormes que font ceux qui quittent tout pour tenter de bâtir une vie meilleure à l’autre bout du monde. Ceux de parents qui font toutes les petites besognes sans rechigner ou se plaindre et qui ne souhaite qu’une vie meilleure pour leurs enfants.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Directe et franche
Une des qualités indéniables de Là où je reste est cette langue à la fois simple, franche et directe de Caroline Dawson, très bien adaptée par Michel Nadeau. Le discours offre de belles images et une jolie poésie. L’amour et le respect filial transpire de cette œuvre, touchante à certains moments, drôle à d’autres. Petit bémol, le soir de la première de nombreux accrocs aux textes se sont produits. Une situation qui sera sans doute vite résolue.

Nous étions dix-sept enfants, de toutes les couleurs. Enfin, toutes les couleurs des gens qu’on appelle les « minorités visibles ». Pas de Blancs dans la classe, mis à part la maîtresse. Il a fallu désapprendre à l’appeler Madame-La-Professeure, comme nous le faisions dans nos pays respectifs. Elle n’avait pas de nom de famille. Ça devait être quelque chose comme Beaulieu, Ouellet ou Gaudreault. Pour nous, les enfants d’immigrants de la classe d’accueil de l’école primaire La Visitation, proche du boulevard Henri-Bourassa, elle se nommait madame Thérèse.
Extrait tirée du livre, p. 49. Extrait qui se retrouve également dans la pièce.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Crise d'identité
Chaque immigrant est confronté à une dualité pour laquelle il est bien difficile de trouver une solution. Il amène avec lui un bagage culturel et linguistique qui entre en conflit avec la culture et la langue du pays d’accueil. Se profile alors la force d’appartenance au groupe. La pression est forte pour se conformer au nouveau groupe. On veut faire partie du groupe car on a besoin de s’identifier à un ensemble qui nous ressemble. Mission très difficile alors que la couleur de la peau, les habitudes alimentaires et la culture sont souvent passablement différentes. 

Ce combat, la pièce le démontre fort bien par de petits gestes et des prises de conscience. Le combat entre ce que l’on a apporté et ce que l’on reçoit est un processus douloureux qui prend du temps pour aboutir à une conclusion heureuse.

Le nouvel arrivant vit un véritable parcours du combattant. Malheureusement, le citoyen du pays d’accueil ne sait pas toujours comment bien agir face à un autre qu’il tente maladroitement d’accueillir. 

Là où je me terre est, au final, un spectacle où tout le monde se retrouve. Je ne suis pas un immigrant récent mais je me suis reconnu dans la détresse, la colère, la gratitude qu’éprouve le personnage. Tout comme Caroline Dawson j’ai joué à l’imposteur, pour d’autres raisons bien sûr, et j’ai été hanté par certains de mes déséquilibres. Ce spectacle m’aide à comprendre là où elle se terre mais également là où je me terre.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Subtile scénographie
La scénographie se fait relativement discrète et c'est une bonne chose. Une grande murale représentant une maison quelque peu amochée se trouve en fond de scène. Elle se transformera à plusieurs reprises pour devenir la partie extérieure d’un avion avec ses hublots ou s'ouvrir et se transformer en chambre à coucher. À l’avant-scène, il n'y a que quelques espaces identifiés par des formes géométriques, par un lit ou par une estrade. Quelques accessoires apparaîtront ici et là au gré des tableaux.

Cette scénographie toute simple laisse toute la place au texte et c’est tant mieux. On peut en savourer la poésie et plonger au cœur même des douleurs et espoirs des nouveaux arrivants. 

Le spectacle est scindé en plusieurs tableaux qui permettent de plonger dans la vie québécoise de l'auteure, de son départ du Chili à quatre ans à sa carrière de professeur de sociologie. Son parcours est parsemé de colères mais aussi de gratitudes envers cette société qui l’a accueillie, parfois maladroitement, mais qui lui a donné une nouvelle vie, une vie meilleure que celle qui l’attendait là-bas, dans son Chili natal.

On suit donc Caroline Dawson dans sa découverte et son acceptation de cette nouvelle vie en terre québécoise. Mais cet enchaînement entre les tableaux amène de nombreux changements de décor qui brisent le rythme. C'est peut-être ce qui explique ce petit je-ne-sais-quoi qu'il manque au spectacle pour le rendre véritablement vibrant d'émotions.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Fragments d'intimité
Là où je me terre se nourrit de fragments intimes qui traduisent l’ampleur des réalités sociales d’une femme racisée et immigrante, et ce qu’elle doit être. Ce n’est pas didactique pour autant, mais un spectacle où l’authenticité est le maître-mot.

Le spectacle est à voir pour son texte, sa distribution métissée et sa franchise. Un spectacle essentiel qui permet de mieux comprendre une réalité méconnue. 

Allez-y surtout si vous aimezles histoires intimes, les identités plurielles, confronter vos propres perceptions, réévaluer le monde, les hommages à ceux qui font des sacrifices.

Jusqu'au 25 novembre à La Bordée. Avec Ines Syrine Azaiev, Gaia Cherrat Naghshi, Mathilde Eustache, Natalie Fontalvo, Carla Mezquita-Honhon, Raphaël Posadas et Kathy-Alexandra Retamal Villegas. Un texte de Caroline Dawson dans une adaptation de Michel Nadeau. Une mise en scène de Guillaume Pepin.

Si vous voulez en apprendre plus, ne manquez pas notre interview avec Kathy-Alexandra Retamal Villegas, interprète, dans le cadre de l'émission Sorties culturelles à CKRL 89,1. L'interview aura lieu le 3 novembre vers 17h 00. L'écoute en direct est disponible ici.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Les Enfants du paradis est un blogue qui s'intéresse au théâtre, à la danse et au cirque de Québec. Vous y trouverez des critiques, des informations concernant les lancements de programmation ainsi que des nouvelles d'actualité. Un blogue à consulter régulièrement.

Bon théâtre, bonne danse et bon cirque!
Suivez-nous quotidiennement sur Twitter: @Enfantsparadis et @Rob_Boisclair

Aucun commentaire:

Publier un commentaire