vendredi 1 mars 2024

Cris et chuchotements | Critique: Apologia

Un conflit de générations, mais un spectacle qui est bien plus que ça, tient l'affiche de La Bordée et met en vedette l'excellente Marie-Ginette Guay.

Une critique de Robert Boisclair
Twitter: @Rob_Boisclair et @Enfantsparadis

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Le spectacle en quelques mots
Kristin Miller a 70 ans. C’est son anniversaire. Elle est une éminente historienne de l’art. Quand elle était jeune, c’était une passionaria qui était de tous les combats, qui est montée sur les barricades parisiennes de Mai 68 avec les étudiants de sa génération. Plus tard, elle a suivi sa vocation en s’installant à Florence, avec ses jeunes enfants, pour y faire ses recherches sur le peintre Giotto. Son anniversaire devrait être un moment de célébration mais, lorsque ses deux fils livrent leur version du passé, Kristin doit faire face aux conséquences de son engagement.

Au crépuscule de sa vie
Les bilans, alors que la vie est sur son déclin, ne sont pas toujours faciles. Le passé pour lequel on travaille et pour lequel on s’est battu, s’effrite. Le monde change et ceux qui nous succèdent prennent la place avec de nouvelles valeurs. Valeurs que l’on ne comprend guère et qui remettent en question nos combats d’hier.

Nos idéaux ne sont pas ceux des nouvelles générations qui bâtissent sur les nôtres et qu’elles trouvent bien désuètes et passéistes. La liberté d’hier n’est pas celle d’aujourd’hui et nos échecs reviennent nous hanter. C’est ce qui arrive à Kristin, interprétée par Marie-Ginette Guay. Elle croit encore à ses idéaux et elle sait bien que le succès n’est pas au rendez-vous. Le pardon, car c’est bien de cela dont il s’agit dans cette pièce, n’est pas facile. Il faut reconnaître les échecs et appendre à se pardonner. Les autres ne peuvent le faire pour nous.

Amertume
Kristin est amère. Elle est une femme d’art et de combats. Mais rien de tout n’a de sens pour ses enfants et leur conjointe. Leur idéaux, leurs croyances sont ailleurs. Leur liberté n’est pas celle de la matriarche. Elle s’exprime différemment à travers une liberté personnelle, une libération des mini-esclavages que sont l’argent, la quête du succès et de la popularité, la recherche spirituelle. Kristin considère cela comme un constat d’échec alors que sa liberté signifie se libérer des chaînes de l’esclavage sous toutes ses formes, de liberté de groupes oppressés. Elle est amère. Tout ce pourquoi elle s’est battue semble s’étioler doucement, englouti dans un océan d’indifférence.

Cette amertume et cette désillusion, Marie-Ginette Guay l’incarne merveilleusement avec une interprétation forte. Son personnage est éloquent, passionné et dur.  Elle le sculpte bien, retient sa cruauté au moment propice pour la laisse exploser en un instant. La charge n’en est que plus efficace. Elle exprime l’intelligence de Kristin avec aisance et apporte de la puissance à chacune de ses scènes.

Une pièce imparfaite
Apologia est une pièce imparfaite. Le préambule est quelque peu long avant que le drame n’éclate. Les sujets évoqués tout au long du premier quart de la pièce laisse quelque peu perplexe. On se demande bien où l’auteur veut nous emmener. Mais c’est un passage obligé pour bien comprendre la question de fond. Ce pardon si difficile à accepter et à s’offrir.

Le dernier quart de la pièce, celui après l’entracte, laisse tomber le drame domestique et les cris pour entrer dans un merveilleux moment rempli de chuchotements et où les personnages s’ouvrent enfin sur les tragédies intimes qui les dévorent de l’intérieur. Le pardon n’est peut-être pas très loin. L'émotion est palpable.

Crédit photo: Nicola-Frank Vachon

Un spectacle pictural
L’expérience théâtrale et la découverte des souffrances des personnages passent tant par le texte et les performances des comédiens que par les œuvres d’art projetés en hauteur de l’arrière-scène. Elles sont somptueuses et annonciatrices des drames à venir et supportent certains moments charnières de la pièce. Un ajout qui est à la fois un clin d’œil à la carrière de Kristin mais également une invitation à la découverte des émotions que les œuvres véhiculent.

L'art pictural occupe également l'espace scénique alors qu'un masque, qui aura une signification bien particulière lors du dénouement, des photos ou des œuvres se retrouvent un peu partout dans la résidence de Kristin. L'art est donc très présent même si l'art oratoire auquel se livre les protagonistes ne fait pas toujours dans la dentelle alors que les envolées oscillent entre le discours intellectuel et celui du combat de ruelle.

En deux temps
L’expérience théâtrale est en deux temps. Une première partie qui place les éléments, certains cruciaux, pour une deuxième temps où l'émotion et les drames intimes occupent toute la place. C'est le moment tant attendu. Il offre un superbe dénouement tout en finesse et loin des éclats du repas de fête à mi-parcours du spectacle.

Marie-Ginette Guay est appuyée par une solide distribution. Annabelle Pelletier-Legros épate particulièrement dans la dernière portion où son personnage se vide le cœur dans une performance en finesse et aux émotions vives et à fleur de peau. Elle exprime merveilleusement bien son admiration d'une femme, Kristin, qui l'a terriblement blessée tout en exprimant un mal-être qui ne demandait qu'à sortir au grand jour depuis trop longtemps une catharsis salvatrice.

Le seul bémol à une distribution qui excelle, l'accent américain de la comédienne Rosalie Cournoyer. Elle se distingue avec une prestation fort juste mais elle utilise un accent qui n'apporte rien à la pièce sauf, peut-être, une difficile compréhension du texte. C'est un élément dérangeant qui amène le spectateur à décrocher un instant ou deux pour bien saisir la réplique. Cet accent n'est nullement justifié alors que les autres comédiens, personnifiant des personnages britanniques, parlent québécois. 

Enrichissement personnel
Au-delà des blessures familiales, Apologia dépeint un profond conflit de valeurs. Et l’un des éléments de cet important changement de valeurs, de priorités, pourrait-on dire, est l’enrichissement personnel qui occupe une place prépondérante dans la société d'aujourd'hui. L'enrichissement monétaire mais aussi spirituel et expérientiel. Ce conflit de valeurs se superpose au pardon dont je parlais plus haut. Et c'est, beaucoup, à cause de lui que le pardon doit se faire. Aux autres mais aussi à soi. Kristin, l'a peut-être compris, qui sait? Pour le savoir, il faut voir la pièce.
 
Allez-y surtout si vous aimezles comédies dramatiques, les dénouements qui surprennent, le talent de Marie-Ginette Guay, l'enrichissement personnel, les humains qui se rencontrent dans le dialogue, les cris et les chucotements.

Jusqu'au 23 mars à La BordéeAvec Rosalie Cournoyer, Marie-Ginette Guay, Simon Lepage, Marc-Antoine Marceau, Annabelle Pelletier-Legros et Réjean Vallée. Un texte de Alexi Kaye Campbell traduit par Angélique Patterson avec la participation de Jenny Montgomery. Une mise en scène de Michel Nadeau.

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