jeudi 21 avril 2022

Disgrâce: dans l'antre de la bête

  Disgrâce montre le monde vu à travers le regard d'un monstre. Même si on a pas trop envie de faire le voyage avec lui, l'expérience est essentielle pour, un peu mieux, comprendre ce qui se passe dans la tête d'un tel être.

Une critique de Robert Boisclair
Twitter: @Rob_Boisclair et @Enfantsparadis

Crédit photo: David Mendoza Hélaine

Synopsis: descente vers l'intimité (inspiré largement du communiqué et du dossier de presse)
C’est une histoire qui ne cesse aujourd’hui de faire les manchettes: un homme puissant et charismatique, une série de femmes qui portent plainte pour agression sexuelle puis un scandale qui ravit la machine médiatique.

La pièce commence après les accusations. Le présumé coupable, pour éviter d’attendre son procès en prison, doit résider chez sa mère. L’avocate lui recommande d’éviter les contact avec l’extérieur. Le père est décédé il y a moins d’un an. La mère et le fils se retrouvent donc seuls, essayant de s’adapter à la tempête et se côtoyant de nouveau après des décennies de confortable distance. Parallèlement à leur face-à-face, l’avocate vient leur rendre visite et guide le plan d’attaque. La tempête fait rage et à l’intérieur de cette maison de banlieue, et d’enfance, ceux qui le peuvent aiguisent leurs crocs pour ne pas tout perdre.

Crédit photo: David Mendoza Hélaine

L’écriture de cette pièce a été inspirée par les conditions de libération de Jian Ghomeshi relatées dans un article paru en 2014. Ghomeshi était hébergé chez sa mère, qui devait se porter garante de lui en versant une caution de 100 000 $. Son procès aura lieu presque un an après le début de l’assignation à résidence.

Une de mes amies aime plaisanter en disant que je devrais obtenir une sorte
de reconnaissance publique en tant que pionnier du #MeToo. Aujourd’hui, il y a
beaucoup de gars plus détestés que moi. Mais j’ai été le premier gars que tout
le monde a détesté.
Jian Ghomeshi, Reflections from a Hashtag, The New York Review of Books,11 octobre 2018

L’histoire qui s’écrit actuellement sur la sexualité et les rapports homme-femme dans les médias nous tient en haleine. Elle remet en question l’efficacité de notre système de justice où nous nous heurtons à la puissance de l’image, du narratif et de sa manipulation. Le théâtre, dans ce contexte, se révèle un lieu privilégié pour prendre le temps d’apprivoiser la complexité des situations et de l’humain qui les crée. Après la dénonciation, Disgrâce propose de fouiller l’intimité de l’accusé pour essayer de comprendre ce qui nourrit la bête et comment nous y sommes parfois attachés.

L’AVOCATE
Si vous avez des questions sur les conditions de remise en liberté, hésitez pas, vous avez encore ma carte.

LA MÈRE
Oui. Merci

L’AVOCATE
Depuis la dernière fois qu’on s’est parlé, avez-vous été en contact avec quelqu’un d’autre que la famille?

LE FILS
Non. Personne.

L’AVOCATE
Ni par téléphone, messagerie, texto?

LE FILS
Non, rien. Je vous jure. J’ai compris.

L’AVOCATE
Très bien. C’est difficile, mais c’est pas le temps de s’emporter contre qui que ce soit. On sait pas encore de qui on va avoir besoin, jusqu’où tout ça va se rendre. Disons que l’esclandre contre le directeur de la station, ça vous a pas servi.

LE FILS
Oui, je sais. J’étais pas...

LA MÈRE
Se faire mettre à porte comme ça. Quand l’émission porte ton nom.

LE FILS
C’était le choc, j’ai pas pensé.

L’AVOCATE
Je sais. Je dis juste — faut s’assurer qu’on en est plus là.

LE FILS
Non, non, ça va.

L’AVOCATE
Plus de contact avec les plaignantes, évidemment. Vous avez entendu le juge.
À ce moment-ci, je rajouterais avec des filles en général; c’est pas le temps d’aller se consoler dans les bras d’une femme. À part ceux de votre mère, peut-être.

La mère sourit.

Et pas d’échanges par écrit au sujet de tout ça. Ça laisse des traces, ça peut être interprété de toutes sortes de manières. Je ne peux pas vous empêcher de parler, évidemment, mais soyons prudents.

LE FILS
Je comprends.

 L’AVOCATE
C’est important que vous ne vous laissiez pas sombrer pendant les mois d’attente. Ça va jouer beaucoup sur notre préparation. Entre chaque étape, vous êtes un peu laissé à vous-même. Je ne vous abandonne pas là-dedans. Là, c’est normal, c’est le choc. C’est l’adaptation. Mais il va falloir remettre des choses en place dans votre vie pour vous assurer que vous teniez bon.

Écrivez. Votre premier livre a eu du succès. Écrivez. Ça va vous faire du bien.
Évidemment, on cherche pas à publier maintenant. Mais ça peut vous faire du bien de travailler sur un projet personnel. Vous vous entraînez?

LE FILS
Je courais.

L’AVOCATE
Faut continuer.

LE FILS
J’arriverai pas à sortir dehors.

L’AVOCATE
Vous avez un tapis?

LE FILS
Chez moi.

L’AVOCATE
Bien. Je peux vous le faire livrer.

LE FILS
C’est pas nécessaire.

L’AVOCATE
J’insiste. Écrivez, courez, faites-vous une petite routine. C’est biochimique, vous le savez ça.
Y faut que vous preniez soin de vous. Sinon, vous allez être impulsif, négatif, dépressif, et on veut pas ça.

LA MÈRE
Mon fils est pas impulsif ou négatif. C’est quelqu’un qui a toujours été très apprécié par tout le monde.

L’AVOCATE
C’est pas ce que j’ai voulu dire, Marthe. Je veux simplement dire que ce serait normal, dans les circonstances, que ce genre d’état d’esprit puisse nous envahir. On veut que vous soyez en forme. C’est un combat de longue haleine qui vous attend.

Mon travail, c’est pas juste de préparer un argumentaire, c’est de vous accompagner à travers le système de justice. C’est un processus qui demande de la patience et de l’endurance.
À la mère. Mais je suis certaine qu’avec vous à ses côtés, ça devrait bien aller.

La mère s’efforce de sourire à nouveau.

L’AVOCATE
Si vous voulez, je peux vous suggérer de l’aide psychologique. Je sais que dans les circonstances, c’est difficile de garder le moral.

LE FILS
Ça va.

L’AVOCATE
Comme vous voulez. Si vous avez besoin de quelque chose, je suis là.

LE FILS
J’apprécie vraiment ce que vous faites pour moi, vraiment très apprécié. Je suis chanceux que vous ayez accepté mon cas. Je sais pas comment vous remercier.

L’AVOCATE
Vous avez pas à me remercier.

LE FILS
Hier, ça m’est rentré dedans.

LA MÈRE
Y avait beaucoup de monde.

L’AVOCATE
Je vous l’avais dit. Ce sont des moments exigeants. Vous avez très bien fait ça. Plus c’est difficile, plus on se rend compte qu’on est résilient.

LE FILS
On m’a déjà condamné.

L’AVOCATE
Pas la justice. Faut être confiant. Pour l’instant, c’est les médias qui s’emportent, c’est tout. Mais ça, vous le savez mieux que moi, avec eux, les controverses, ça va et ça vient. Ce qui va rester de cette histoire-là dans un an, deux ans, on le sait pas.

LA MÈRE
On finit toujours par passer au travers.

LE FILS, affligé.
Un an. Je sais pas si je peux vivre ça pendant un an.

L’AVOCATE, ferme.
J’aimerais qu’on révise à nouveau votre version des faits, bientôt, éventuellement. L’angle à donner au plaidoyer pour témoigner de vos bonnes relations avec les femmes. Revenir sur votre implication dans le comité féministe à l’université. Revoir aussi les succès professionnels accumulés au fil des années. Ce serait bien.

Souriant au fils.

Quand vous serez prêt, vous passerez au bureau.

Crédit photo: David Mendoza Hélaine

Être dans la tête de la bête
Disgrâce se présente dans une scénographie et une mise en scène où le spectateur prend place dans la tête d'un abuseur sexuel. La disposition du public en mode bifrontal accentue cet effet. Le public est propulsé dans le cerveau d'un agresseur qui partagera ses émotions et sentiments alors qu'il est assigné à la résidence parentale dans l'attente de son procès. Le spectateur le découvrira seul avec sa mère et ses pensées qu'il partagera.

La scène est plutôt épurée. Un espace ressemblant à une loge d'artiste se trouve d’un côté de la scène.  À l'opposé de cet espace, deux écrans diffusent l’image du panneau d’ajustement des couleurs d’un poste de télévision ainsi que les crédits de la production. Tout au long du spectacle des photos de l’abuseur seront diffusés sur ces deux écrans. Une musique lancinante se fait entendre, sorte de transposition de ce qui trotte dans la tête de l’agresseur. Le spectateur devient un observateur privilégié de l’esprit torturé de l’abuseur.

Crédit photo: David Mendoza Hélaine

Le trio de comédiens se prépare et installe quelques accessoires alors que le public attend le début du spectacle. Un décompte défile au haut d’un des écrans. Lorsqu’il atteint le point zéro, le spectacle débute. Les comédiens se regroupent au centre de la scène pour ensuite disparaître.

Après quelques instants, les deux comédiennes reviennent avec une immense caisse de transport où apparaît le mot «Fragile». Elles ouvrent la caisse et l’agresseur apparaît recroquevillé et recouvert d’une bâche. Il finit par en sortir à la demande de sa mère. L’image de l’emprisonnement dans ses pensées et d’être dans la tête de l’agresseur est très forte. De la fragilité de l'âme aussi. Il sort de la caisse. C'est alors que débute la découverte à petits pas  de ses pensées, de sa douleur aussi mais surtout de sa façon de percevoir les relations amoureuses. Il a été rattrapé par le côté obscur qui sommeillait en lui et nous sommes invités à percer les secrets troublants de son âme.

Crédit photo: David Mendoza Hélaine

Au fil de la pièce on découvre un homme grisé par le pouvoir, même s’il s’en défend, et qui en abuse. Sans gêne aucune, il tisse sa toile sans vraiment se préoccuper des besoins ou désirs de sa victime. Elle n’est jamais une compagne pour lui mais un objet qui n’a d’autres fonctions que de servir sa pulsion du moment.

Disgrâce nous montre le monde à travers le regard du monstre. Mais on n’a pas tous envie de voir à travers lui. Cette vision peut être choquante, troublante. L'abuseur est en quelque sorte aveugle à ce qui se passe.

Disgrâce c’est la descente aux enfers de cet agresseur. La question que je me suis posé tout au long du spectacle: pour lui, responsabilité et culpabilité sont-elles deux choses différentes?

Crédit photo: David Mendoza Hélaine

Un magnifique spectacle
La mise en scène, la scénographie, l’environnement sonore lancinant, les éclairages superbes et, surtout, le texte nous entraînent dans le monde glauque et égocentrique de cette bête traumatisante qui n’en a véritablement que pour le sexe sous toutes ses formes. La sexualité n'est que l'expression de son propre pouvoir qu’il n’a de cesse de nourrir et d’assouvir. Il en est accro et sa dépendance devient de plus en plus débridée et violente. Il ne peut combler son besoin de pouvoir qu’en multipliant les victimes et les actes dégradant.  Disgrâce est une pièce diagnostique de ce mal qui afflige trop d’hommes. Malgré la lourdeur du sujet, la pièce file rapidement et le spectateur ne voit pas le temps passer.

Dans le rôle de l’abuseur, la performance de Gabriel Fournier tient parfaitement la route. Celle d’un homme imbu de lui-même, qui ne se croit pas coupable de quoi que ce soit et dont la violence latente pourrait éclater à tout moment. Cette violence latente est d'ailleurs manifeste à l’égard de sa propre mère qui souffre des effets boomerangs des gestes de son fils. 

À ses côtés Marie-Ginette Guay, dans le rôle de la mère, est formidable de naturel. Frédérique Bradet, dans le rôle de l’avocate jongle habillement entre la froideur de la femme de tête ainsi que la commisération et le soutien moral de la défenderesse. La mise en scène sobre et efficace de Gabriel Cloutier Tremblay retient l’attention de la salle pendant l’heure vingt-cinq que dure la production.

Disgrâce est un spectacle qui ne laisse pas indifférent et qui épate par ses grandes qualités. Nadia Girard Eddahia offre un texte riche qui ne pêche pas par excès. Ses mots sont peu nombreux mais frappent juste. La parcimonie est payante ici et sert merveilleusement le propos. En quelques phrases tout est dit et bien dit.

Crédit photo: David Mendoza Hélaine

Allez-y surtout si vous aimez: les spectacles qui nourrissent la réflexion, les scénographies originales et efficaces, les performances de grande qualité, les spectacles prenant.

Jusqu'au 7 mai à Premier acte. Avec  Frédérique Bradet, Gabriel Fournier et Marie-Ginette Guay. Un texte et une assistance à la mise en scène de Nadia Girard Eddahia. Une mise en scène et une scénographie de Gabriel Cloutier Tremblay.

Les Enfants du paradis est un blogue qui s'intéresse au théâtre, à la danse et au cirque de Québec. Vous y trouverez des critiques, des informations concernant les lancements de programmation ainsi que des nouvelles d'actualité. Un blogue à consulter régulièrement.

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